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Emanuel Ungaro à Yves Navarre : « Pratiquons la seule forme d’amour qui ait encore de l’avenir : l’amitié. »

Le grand couturier Emanuel Ungaro est décédé le 21 décembre 2019. Il fut un ami fidèle d’Yves Navarre, de leur rencontre au printemps 1977 à la mort de l’auteur en janvier 1994.

Yves Navarre entretenait des liens très étroits avec le monde de la mode en général et plusieurs grands couturiers en particulier. Des créateurs tels que Pierre Cardin, Paco Rabanne ou Guy Laroche jalonnent son Journal, sa correspondance ou ses entretiens. Mais s’il est un nom qui se détache indiscutablement du lot, c’est bien celui d’Emanuel Ungaro. Ce dernier fut en effet pour Yves Navarre un ami proche, presqu’un frère qui le soutint tant dans la gloire que dans l’adversité. Et même si Emanuel Ungaro regretta la décision d’Yves Navarre de s’être exilé à Montréal à la fin des années 80, il lui resta toujours fidèle et l’aida du mieux qu’il put lorsque Navarre revint en France à l’automne 1991.

La propriété de la Cavalerie du grand couturier à La Bastide-des-Jourdans dans le Vaucluse fut à plusieurs reprises un refuge, un havre de paix pour l’écrivain au mal de vivre si intense. Ungaro était comme un complice, un confident, celui auquel Navarre pouvait tout dire, celui avec lequel il pouvait tout partager. À commencer par leur passion commune, quasi inextinguible pour les objets, les meubles, les tableaux qu’ils chinèrent aux Puces de Saint-Ouen dans des expéditions régulières, frénétiques et souvent ruineuses. D’ailleurs si Navarre n’avait pas été écrivain, il aurait pu être un brocanteur de premier ordre, tant il passa sa vie à acheter, revendre, échanger, racheter puis revendre encore et même donner souvent un nombre inouï de bibelots, de meubles et de tableaux. Emanuel Ungaro fut le témoin, le compère, le compagnon de toute cette époque et de cette passion.

Dans le magazine Elle paru le 27 décembre 2019, l’écrivaine Christine Orban évoque ainsi sa rencontre avec le couturier dont elle fut la muse : « Il conduisait assez mal et vite une vieille Austin, il m’emmenait écouter Parsifal et j’avais à peine le droit de respirer. Il portait des chaussures marron presque rouges, des pantalons en velours côtelé, il avait très peu d’amis à part l’écrivain Yves Navarre. Emanuel était mélancolique… »


Ci-dessus Emanuel Ungaro et Yves Navarre, coupure de presse collée par l’écrivain dans son Journal le 19 octobre 1978. À droite, extrait d’un article de Lui, paru en février 1987, dans lequel Yves Navarre posait habillé par Ungaro.

Emanuel Ungaro dans l’œuvre d’Yves Navarre

Yves Navarre évoque cette amitié « tenace, nette, fraternelle* » avec Emanuel Ungaro dans son Journal et sa correspondance, mais aussi dans son œuvre publiée. Ainsi, l’ami Emanuel est cité à 48 reprises dans Biographie, le texte le plus intime d’Yves Navarre publié chez Flammarion en 1981 : « Emanuel est fou de couleurs, fou de formes, il crée des robes en peintre et en musicien. L’instinct du commerce ne l’a pas touché. Intact, il crée » (page 51). Ungaro apparaît aussi dans Romans, un roman (Albin Michel, 1988), La Terrasse des audiences au moment de l’adieu (Leméac, 1990) et La Vie dans l’âme (vlb éditeur, 1992). Deux romans publiés en 1979 lui sont entièrement dédiés : Le Temps voulu (Flammarion) et Portrait de Julien devant la fenêtre (Robert Laffont). Enfin, Navarre signe le texte « Emanuel Ungaro, sept esquisses pour un possible portrait » dans l’ouvrage Ungaro paru en 1992 chez Milano Electa à l’occasion des 25 ans de créativité du couturier.

Extrait de Biographie (Flammarion, 1981), chapitre 8, pages 79-80

Une lettre d’Emanuel. Jeudi 10 avril. Mon cher Yves. Je viens de lire à propos de R. Barthes « le style a valeur périlleuse de conduite ». Comme cet habit te va bien, comme il nous va bien. Avec toi, il est absolument exclu de se fier aux apparences. Inutile aussi de poursuivre l’anecdote. Elle n’existe que comme « production de sens ». Comme sont absentes la dispersion du sentiment, la futilité, l’inutilité. Si tu n’avais pas la force de construire ce livre comme tu as la détermination de le faire, il eût fallu faire appel aux forces conjointes de la mémoire et de l’imagination, pour entrevoir, quant à nous, avec médiocrité, ce qu’est la réalité profonde d’un être intérieur.

Ce qui me vient à l’esprit, c’est l’amour avec lequel tu projettes ta vision, douloureuse, de ce qui existe de permanent entre toi et toi. Tu vas à la recherche de l’essentiel de toi et ta générosité fait que tu (mot illisible) l’essentiel des autres. Tu en connais évidemment toutes les facettes. Mais tu préfères, avec coeur, nous donner à comprendre ce que tu aimes le plus en eux. Et c’est une tragédie. Car ce qui me touche, c’est le sentiment tragique que tu installes dans ton rapport avec les êtres, personnages ou non que tu retrouves au tournant des mots. Tu sais très bien qu’ils sont seuls mais tu as essayé de leur dire que tu étais là avec amour et non pour les juger. Et tes personnages et toi, c’est la même obsession.

Le miracle, quelquefois : il semble qu’ils aient compris, qu’ils aient saisi, étreint au nœud le plus serré de l’intensité de vivre, la partie la plus cachée de leur être. Et rassurés, calmés, ils ont vécu la fabuleuse expérience d’être « vus » par toi, visionnaire des êtres, chercheur de fond, de fond des êtres. Car c’est grâce à l’existence de ce que tu donnes à voir de toi, profondément, que des êtres comme moi éprouvent avec émotion le sens de cette existence, d’exister dans une idée solitaire et solidaire en même temps.

Car ce sont des solitudes que tu découvres, comme on découvre un corps endormi, et quelquefois on rencontre la beauté, l’émotion, une violente espérance ou une absolue désespérance. Il y a aussi cette ligne de pensée qui joint quelques êtres entre eux, parce qu’ils se commettent, ils se livrent comme toi, avec candeur, générosité, aux regards des autres, dans l’attente d’un regard attentif, tendre. Est-ce bien ainsi ? Comment savoir. Car il me semble bien que j’essaie d’aller au plus urgent de ton entreprise, le mot à mot de ta mémoire, car les faits apparents sont toujours douteux. Il n’y a que toi qui puisses comparer ce travail avec toi, nul autre. Car aussi tu ne te contentes pas d’installer sur support descriptif, comme un géographe. La pensée vécue de ta vie n’a rien à voir avec son apparence. Tu te modifies de l’intérieur, tu vas au plus intime. Tu es ton dernier refuge. Et grâce à cet acte, tu pourras étreindre ta vraie vie, au plus vrai. J’ai terminé de te dire mon émotion devant ce qui est l’essentiel de toi. Je t’embrasse très fort. Emanuel. P.S. Ni relue ni corrigée.

Extrait de « Emanuel Ungaro, sept esquisses pour un possible portrait », in Ungaro (Milano Electa, 1992)

Emanuel Ungaro refuse les suffisances et les contentements. À l’écouter se taire on songe aux saisons et à l’enfer du jeune Rimbaud quand il affirme qu’il faut devenir poète sans s’encrapuler. Comment survivre à tant d’impatience et tant d’intransigeance ? À l’écouter ne pas écouter les gentilles et braves encrapulés, les tenanciers de la réussite à tout prix, on se dit qu’il est plus seul que seul, que sa solitude est féconde et qu’il appartient, après Flaubert Gustave, à la race des gladiateurs, grave et joyeuse manifestation de son art puisqu’il s’agit de vêtir, de célébrer le mouvement, de chanter les couleurs du temps à venir, vivre l’été en hiver et l’hiver en été, toujours en avance de deux belles saisons, et quoiqu’il advienne dans le monde, prévenir. Le solitaire est alors tendancieux, solidaire, heureux par instants seulement, seul. Il pratique le sens de l’humour comme un sens de l’amour, dans tous les sens, pas de sens obligatoire. Il va comme un obsédé sensuel, Diva, Senso, incapable d’oublier, capable de toujours se souvenir du mal qui, adolescent, le cloua des mois et des mois sur un lit de bois. Non que son art soit une revanche sur la misère et de rudes échéances, mais plutôt un signe de vie et de joie à chaque geste quand on s’est un long temps cru abandonné. Il y a dans sa vie d’artiste de l’abandon d’une autre nature, rebelle et offensive, de l’offense à toutes les décadences dont il sait les cadences, un plongeon, une invitation, un pacte donateur dans chacun de ses actes créateurs, si peu une imposition, la perpétuelle proposition d’une rencontre, d’une étreinte toujours seul, même pour les proches et les intimes.

 


* in Biographie (Flammarion 1981 ), page 23.
La citation du titre est extraite d’une lettre qu’Emanuel Ungaro écrivit à Yves Navarre peu avant le départ de ce dernier au Québec et reproduite par l’écrivain dans La Terrasse des audiences au moment de l’adieu (Leméac, 1990, page 13).

 

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