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« Les Loukoums » : les 50 ans d’un roman considérable

Le troisième roman publié d’Yves Navarre, Les Loukoums, a 50 ans. Il fait partie des ouvrages privilégiés de nombre des lecteurs de l’auteur – parfois celui par lequel ceux-ci l’ont découvert. Il fut qualifié de livre parmi « les plus considérables de notre temps » par Didier Decoin, l’actuel président de l’Académie Goncourt. Les grands thèmes de l’œuvre à venir d’Yves Navarre y sont déjà déclinés : l’amour indissociable de la mort, les rêves contrariés mais aussi l’importance des origines et le besoin irrépressible d’écrire.

Rédigé à l’automne 1972, publié au printemps 1973 chez Flammarion, Les Loukoums fut le premier roman d’Yves Navarre à avoir été retenu sur les listes du prix Goncourt[1]. Michel Tournier, membre de l’Académie de 1972 à 2010, avait d’ailleurs publiquement annoncé que Les Loukoums avait été son choix pour le Goncourt 1973. Ce fut aussi le premier livre d’Yves Navarre à bénéficier d’une large couverture médiatique (dans l’ensemble favorable) ainsi que d’un tirage appréciable de 10 000 exemplaires.

Traduit en anglais, Les Loukoums est paru chez l’éditeur londonien John Calder en 1976 sous le titre Sweet Tooth, aux États-Unis la même année chez Calder et Riverrun Press avec une couverture différente, un portrait d’Yves Navarre signé David Hockney (qui sera repris et adapté en France par le Livre de Poche en 1980). Dalkey Archive Press (USA) l’a réédité en poche en 2006. H&O l’a publié dans le premier volume des œuvres complètes de l’auteur en 2018 puis en ebook en 2020.

« New York, cité de luxure et de cendres »

Les Loukoums se différencie des autres romans d’Yves Navarre tout d’abord par la localisation de son action. L’intrigue se déroule en effet à New York. L’auteur s’était rendu sur place pour le rédiger. Il avait même échangé son appartement de la rue Saint-Benoît avec celui de l’une de ses connaissances à New York pour quelques semaines afin de vivre au plus près l’expérience de cette ville mythique et dangereuse, oppressante et fascinante, loin des hôtels de luxe et des circuits touristiques.[2]

La ville de New York où pullulent les insectes est donc le cadre sombre et sulfureux qui sied à ce roman mi-fantastique, mi-réaliste, où sont étonnamment mêlées violence et tendresse. Sylvie Lannegrand en résume ainsi l’intrigue dans sa présentation de l’œuvre[3] : « Savamment construit, le livre suit, sur trois journées de septembre à New York, les destins tragiques des personnages principaux : Rasky, Luc et Lucy. Les premières pages plantent le décor : le face-à face entre Luc et Rasky s’inscrit sous le signe de la mort, du rejet et de l’enfermement, triple dimension qui s’accentue au fur et à mesure que l’action s’accélère : mort imminente de Rasky, ravagé par la syphilis ; sentiment de Luc, son ancien amant (« la ville le rejette ») ; enfermement de Rasky dans la chambre d’hôpital d’où il ne sortira plus, et de Luc dans l’appartement de l’ami qu’il occupe pendant son séjour. La ville de New York, personnage à part entière du roman plus que toile de fond, renforce la thématique d’ensemble. »

Comme souvent lorsqu’un sujet l’inspirait particulièrement, Navarre va le décliner à plusieurs reprises. Ainsi l’auteur proposera deux versions des Loukoums pour la scène. La première, Meet me in New York City, sera réécrite quelques temps plus tard spécialement pour Judith Magre sous un nouveau titre, Lucienne de Carpentras. Malheureusement ce projet ne se concrétisera pas et la pièce ne sera finalement créée qu’en mai 1987 à Bruxelles sous son premier titre.

Les Loukoums, une descente aux enfers aux sources d’inspiration bien réelles

Témoin privilégié de cette immersion doublée d’une descente aux enfers, son journal de l’époque. Celui-ci nous éclaire non seulement sur le processus d’écriture du jeune écrivain, mais surtout sur ses sources d’inspiration. Or Navarre n’a quasi rien inventé dans ce récit extrêmement maîtrisé mais souvent glauque ! Qu’il s’agisse de la méfiance de la police de l’air lors de son arrivée à l’aéroport, de la présence d’insectes dans son appartement newyorkais ou des fantasmes les plus extrêmes de ses personnages, tout est basé sur des faits bien réels, vécus par l’auteur ou racontés par des tiers. Ces quelques passages relevés par Philippe Leconte[4] en témoignent :

Lundi 25 septembre 1972 : « Arrivée à New York. Mal rasé, ils m’ont pris pour un gangster et ont voulu “casser” ma valise pour voir si les parois ne contenaient pas d’héroïne ! » Mardi 26 septembre : « L’appartement de Stuart où je m’installe pour un mois ressemble à un mini Versailles pour intellectuel américain. Des dizaines de livres sur Proust. […] Je commence Les Insectes [premier titre retenu par Yves Navarre pour son roman]. » Mercredi 27 septembre « Une chaleur. Une moiteur. New York étouffant… » Jeudi 28 septembre : « Le rituel de l’écriture mis en place. Debout à 8 heures je travaille jusqu’à 13 heures. Chaleur étouffante, vertiges. » Vendredi 29 septembre : « Après l’humidité étouffante des premiers jours à New York, voici l’automne mouillé, la pluie. Les gratte-ciels se panachent de fumée noire. J’écris. » Samedi 30 septembre : « J’ai pris possession du texte des Insectes. Quelle force me pousse. Texte moisi de part en part. Comme si je devais extraire de moi la compagnie de la mort. Je ne sais guère où je vais, oh si je connais la fin des Insectes, mais les profondeurs de ce texte m’échappent encore. Et il me faut chaque matin faire un immense effort pour ressaisir le texte. Et continuer. Et l’achever. Chaque jour, un travail d’abattoir. » Dimanche 1er octobre : « Les Insectes, cette maîtresse, m’épuisent. Ou bien m’épuise… Voilà qu’au chapitre 8, celui de la mort, je me mets à parler en tant qu’auteur. Succombant à la tentation, mon péché mignon : faire un livre dans un livre. […] Lundi 2 octobre :
« Découverte des camions de la ville du Bas, de ce qui se passe dans les camions, derrière les camions, entre les camions, sous les camions. » Vendredi 6 octobre : « New York n’est qu’un prétexte à tout ce que je vis et tout ce que j’écris. »

« Considérable », « ambitieux », « monstrueux », « provoquant » : le choc des Loukoums

Fait assez rare pour être souligné, le grand nombre de critiques positives qui accueillirent la publication des Loukoums, en France et à l’international. En voici quelques extraits[5].

Étienne Lalou pour L’Express : « Danse macabre à New York […] Yves Navarre est en train de prouver par une œuvre grinçante, à peine supportable mais bouleversante, que l’enfer, pour certains, c’est soi-même. […] Ce livre monstrueux et provoquant […] est aussi un livre ambitieux. »

Didier Decoin, pour Les Nouvelles littéraires : « Yves Navarre reprend le thème éternel […] de l’amour et de la mort. Il pousse l’oratorio jusqu’à son paroxysme. […]. Combien de temps faudra-t-il pour que l’on s’aperçoive que ce livre est un des plus considérables de notre temps ? »

Jean-Didier Wolfromm, pour Le Magazine littéraire : « Un étrange roman. Nous participons à ces débauches hors du temps et de l’amour, avec une fascination malsaine qu’entretient soigneusement M. Yves Navarre, mais Les Loukoums est d’abord un grand reportage. […] Les Loukoums s’inscrit sans démériter auprès des autres grands livres homosexuels, comme ceux de Gide ou de Genet. Ils ont en commun un paganisme fanatique. »

Christiane Baroche pour La Quinzaine littéraire : « Une verve proliférante. […] Un livre impossible à contenir dans quelques phrases. Comment dire, en si peu de mots, la présence tentaculaire de New York City. […] Ce théâtre d’ombres terribles et douces est animé avec une rigueur que n’avait pas tout à fait Lady Black, sans avoir pour autant perdu cette verve proliférante, foisonnante, cette maîtrise du mot, cette invention dans le néologisme, qui en faisaient les beaux jours. On y retrouve également la tendresse attentive et souvent cruelle d’Évolène. »

The Sunday Times : « Sweet Tooth is a dirge for New-York, city of lust and ashes… The style is accomplished, clear and lucidly translated. »

The Daily Telegraph : « Every scene… is more appalling than the worst nightmares I have ever experienced. »

 


[1] Le Goncourt 1973 fut finalement décerné à L’Ogre de Jacques Chessex, seul écrivain suisse à avoir jamais obtenu le prix. L’année suivante, Yves Navarre vit son nouveau roman Le cœur qui cogne se classer finaliste du Goncourt. Il fallut néanmoins encore sept années de patience à Yves Navarre avant qu’il n’obtienne le prix pour Le Jardin d’acclimatation en 1980.

[2] La fascination d’Yves Navarre pour New York a fait l’objet d’une communication de Philippe Leconte lors du colloque de Condom en juin 2023, intitulée Yves Navarre et New York, à paraître dans les Cahiers Yves Navarre 6 (H&O, 2024).

[3] Œuvres complètes 1971-1974 (H&O, 2018)

[4] Commentaires de Philippe Leconte sur Les Loukoums, Ibid.

[5] Ibid.

 

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