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Les Amis d’Yves Navarre au colloque Jean-Marie Serreau, ce pionnier du théâtre d’avant-garde

La Bnf et la Sorbonne nouvelle ont consacré un colloque à Jean-Marie Serreau* les 5 et 6 janvier 2023 intitulé « Jean-Marie Serreau, architecte des carrefours du Théâtre de Babylone à la Comédie-Française ». Un événement nécessaire afin de rendre justice à ce comédien et metteur en scène disparu prématurément en 1973, et surtout de rafraîchir la mémoire des gens de théâtre. La date du 5 janvier n’était pas un hasard. Ce fut en effet le 5 janvier 1953 que fut créé En attendant Godot de Samuel Beckett au Théâtre Babylone alors dirigé par Jean-Marie Serreau. L’occasion pour deux adhérents des Amis d’Yves Navarre, Jacqueline Razgonnikoff et Barthélèmy, de témoigner de leur rencontre avec Serreau et pour nous, ici, de rappeler la passion de Navarre pour Beckett et pour Ionesco.

Le 5 janvier, dans la salle de la Coupole de la Comédie-Française, Barthélèmy, qui travailla avec Yves Navarre chez Publicis à la fin des années 60, témoigna de sa collaboration avec Jean-Marie Serreau dont il fut l’assistant lors de la reprise de En attendant Godot au Théâtre de l’Odéon en 1961. Après sa création en 1953, dans une mise en scène de Roger Blin, avec des conditions rudimentaires au Théâtre Babylone, la pièce de Samuel Beckett fut jouée dans la grande salle de l’Odéon, ce qui représenta à la fois un honneur et un défi dans la mesure surtout où les dimensions du plateau furent décuplées. Les moyens aussi. C’est avec une émotion particulière et un sens aigu du détail que Barthélèmy narra le travail poétique et fabuleux que réalisa Alberto Giacometti en concevant l’arbre du décor, frêle et fragile comme les célèbres sculptures de l’artiste. La précision des souvenirs de Barthélèmy donna à l’assistance l’impression de revivre cette aventure théâtrale en sa compagnie.

Le 6 janvier, ce fut au tour de Jacqueline Razgonnikoff d’aborder la création de La Soif et la faim d’Eugène Ionesco à la Comédie-Française. Jacqueline est la mémoire vivante de cette célèbre institution dont elle fut la conservatrice-archiviste de la Bibliothèque pendant trente ans. C’est dire si la maison de Molière n’a aucun secret pour elle. Non seulement elle était toute désignée pour retracer le parcours de Jean-Marie Serreau au Théâtre-Français, mais elle eut la chance d’assister à la création de La Soif et la faim en mars 1966 dans la mise en scène de Serreau. Sa communication a permis au public de se faire une idée de l’interprétation de Robert Hirsch, de Jean-Paul Roussillon, d’Annie Ducaux et de bien d’autres, acteurs emblématiques et hauts en couleur de cette époque, mais aussi de réaliser à quel point la scénographie de cette longue pièce aux fastueux décors fut impressionnante (rappelons que Jean-Marie Serreau était architecte de formation).

Des Chaises à Poudre d’or : la passion d’Yves Navarre pour Ionesco

Lorsqu’Yves Navarre rejoignit ses parents à Mexico en 1967 pour un congrès, son père mémorisait le discours qu’il devait prononcer en tant que président de l’Institut français du Pétrole. Ainsi qu’il le raconte dans Biographie, son père était victime d’une extinction de voix. Prétexte pour Yves de revenir ensuite sur une représentation des Chaises de Ionesco à laquelle ils assistèrent en famille en 1956 : « René, effort de gorge, voix cassée, comme effacée, lui dit à l’oreille “tu vois, c’est comme dans Les Chaises. Il avait raison, Ionesco”. […] Quelques années auparavant, au sortir de la représentation de ladite pièce, au Studio des Champs-Élysées, ç’avait été un beau scandale. René ne s’était pas gêné de dire que cette pièce “ne voulait rien dire”, que “le théâtre n’était pas ça”. Avenue Montaigne, sur le trottoir, il fulminait encore “on ne va pas au théâtre pour voir un homme, debout sur une chaise, qui ne peut plus parler” et à Yves “je te laisse ton Ionesco !” Yves avait renoncé, plus tard, à emmener son père voir Fin de partie de Beckett. » Dans Biographie également, il rédige l’introduction (« L’émotion de départ ») en ayant sous les yeux « en première page du Monde […] un placard publicitaire [qui] annonce la parution de Compagnie de Samuel Beckett. La photo de l’auteur et un extrait de presse : Beckett, un des rares à rétablir dans sa dignité la littérature. Geneviève Serreau. Le Nouvel Observateur. ».

Ionesco © Will/ullstein bild

Yves Navarre évoquera surtout (toujours dans Biographie) à plusieurs reprises Ionesco. Ainsi, au chapitre 13, « La chasse aux impressions » : « Plus tard, en assistant à une représentation du Nouveau Locataire de Ionesco, Yves fermera les yeux sur la dernière réplique de la pièce, éteignez. Merci. Il sentira l’odeur de sa chambre d’enfant. Dans un coin, il y a du linge qui sèche, la table de repassage. La Hollandaise, demain, lui donnera peut­-être quelques mouchoirs à repasser. Impression : il n’y a de certain que les rêves. » Plus loin, au chapitre 55, il évoque un spectacle Ionesco qu’il est en train d’organiser à Briançon en 1960. Il en donne plus de précisions au chapitre 59 : « Yves monte en dix jours, avec des élèves de terminale, un spectacle Ionesco, lecture jouée, en costumes et en décors, chaque garçon et chaque fille gardant son texte à la main. Plusieurs salles de classe se trouvent vidées de leurs estrades qui, dans le gymnase du lycée, composent une scène. Yves pille le grenier de la Fresnaye Haute [lieu où il réside chez l’habitant] : bancs, fauteuils, vieille radio, guéridons, lampes à abat-jour fanés, valises au rebut, et même une horloge folle dont la plus grande aiguille tourne à vue d’œil alors qu’Yves, derrière le décor de La Cantatrice chauve, sonne les heures précipitées mentionnées dans le texte. Puis des extraits du Nouveau Locataire : Yves joue les déménageurs avec Fabrice. Ils portent en scène tous les objets qui submergent petit à petit le héros de la pièce, houspillé par sa concierge. En seconde partie, La jeune Fille à marier. […] Et pour clore le spectacle, le discours de la mère Pipe dans Tueurs sans gages. Yves, travesti, fait la mère Pipe. »

Un quart de siècle plus tard, le 20 octobre 1986, lors de la reprise d’Amédée ou comment s’en débarrasser au Théâtre de Poche-Montparnasse , Yves Navarre note dans Carnet de bord (journal de la rédaction de Romans, un roman, publié dans ce volume en 1988) : « Ce soir, le vieil Ionesco, le bon Eugène, m’a dit à l’entracte “Continuez” ».

Beckett et Ionesco auront accompagné Yves Navarre toute sa vie. Il y eut d’abord la découverte de ces auteurs, puis les émois théâtraux de l’adolescence. Entre amis, en famille, au lycée ou à l’EDHEC, Yves a joué ou monté à plusieurs reprises leurs textes, ainsi qu’en témoigne une photo dénichée dans un de ses albums où nous le retrouvons au pied de l’arbre de En attendant Godot. Dans les derniers livres de l’auteur, Beckett est encore présent dans La Vie dans l’âme (1992) ainsi que dans Poudre d’or (1993), hommage au théâtre où figure également Ionesco.

Hasard ? Vous avez dit hasard ?

Ce billet ne serait pas complet si nous n’évoquions pas de troublantes coïncidences, de ces non-hasards et rencontres prédestinées qui jalonnent la vie d’Yves Navarre. Ainsi le comédien, directeur de théâtre et metteur en scène Jacques Mauclair, qui interpréta et créa plusieurs pièces de Ionesco et qu’il mit en scène durant cinq décennies, fonda en 1976 le Théâtre du Marais, dans le troisième arrondissement à Paris. Dans cet endroit, il allait encore et toujours monter des pièces de Ionesco. Mais nous observerons surtout que les plâtres du lieu furent essuyés le 18 mai 1976 avec une pièce d’Yves Navarre, Histoire d’amour, avec dans le rôle de Clo, Monique Mauclair, la fille de Jacques Mauclair, qui non seulement interpréta plusieurs rôles de Ionesco sous la direction de son père, mais fut l’actrice fétiche d’Yves Navarre dont elle créa Il pleut, si on tuait papa-maman (1973), Freaks Society (1974) et Histoire d’amour (1976). Précisons enfin que c’était Jacques Mauclair qui avait interprété et mis en scène Les Chaises de Ionesco lors de la fameuse création au Studio des Champs-Élysées, en 1956, évoquée par Yves Navarre dans Biographie. Hasard ? Vous avez dit hasard ?

 


* Jean-Marie Serreau était le père de la réalisatrice Coline Serreau et le mari de Geneviève Serreau, à laquelle nous devons une magistrale Histoire du nouveau théâtre ainsi que plusieurs pièces, différentes adaptations (Duras, Balzac) et un essai mémorable sur Bertolt Brecht.

 

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