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« Car vous ne savez ni le jour ni l’heure » : retrouvailles avec le journal de Jocelyne François

Jocelyne François vient de publier un nouveau tome de son journal sous le titre Car vous ne savez ni le jour ni l’heure, Journal 2008-2018, un Hors-Série de la revue Les Moments Littéraires. Notre secrétaire générale Brigitte Louichon nous relate ses retrouvailles avec l’écrivaine au fil des pages de cet ouvrage rare, qui signe la fin d’une collaboration avec le Mercure de France.

Jocelyne François, on le sait, est membre d’honneur des Amis d’Yves Navarre. Et dans le dernier tome de son Journal, elle évoque le colloque qu’elle préside en 2015 et la réévaluation de l’œuvre de son ami à laquelle les échanges l’ont conduite. Elle narre aussi, à plusieurs reprises, avec amitié et reconnaissance, ses rencontres avec Sylvie Lannegrand, grâce à laquelle ses archives pourraient être versées à l’IMEC. Mais évidemment, cela n’épuise pas l’intérêt de cet ouvrage et l’émotion que sa lecture procure à qui lit Jocelyne François depuis toujours.

Nul hasard ne présidera à la rencontre entre Jocelyne François et de nouveaux lecteurs

À dire vrai, j’éprouve, à tenir entre mes mains le dernier volume du journal de Jocelyne François, un sentiment duel : celui d’une immense familiarité et celui d’une étonnante étrangeté. Pour comprendre, il faut dissocier l’œuvre et le livre. La première est familière et la lecture du journal s’apparente à la reprise d’un dialogue interrompu. Mais le livre… Jocelyne François, dans une bibliothèque, ce sont des tranches bleues, verticalement levées, dont la couleur est parfois passée mais que l’on reconnaît entre toutes, un îlot de bleu. Les romans et les volumes des journaux précédents ont tous paru au Mercure de France, dans la collection bleue. Tous, sauf le dernier… La fidélité sans faille de l’autrice à cet éditeur, dont témoignent ici et là les tomes précédents du Journal, n’aura pas suffi à ce que l’éditeur soit présent jusqu’au bout. Jocelyne François en témoigne dans cet opus. « Elle a disloqué mon journal », s’insurge-t-elle à propos d’Isabelle Gallimard, responsable du Mercure. Et l’on sent dans ces quelques lignes un grand désarroi, une immense tristesse, une forme de détresse et, ce qui est rarissime dans les écrits de Jocelyne François, une vraie colère.

Ce livre n’est donc pas bleu mais blanc. À dire vrai, ce n’est pas tout à fait un livre mais un numéro hors-série de la revue Les Moments littéraires. Et pour se le procurer, n’espérez guère le trouver en librairie, ni le commander d’un clic à coup de carte de crédit, non prenez votre plus beau stylo et envoyez un chèque à la revue. Autrement dit, nul hasard ne présidera à la rencontre entre Jocelyne François et de nouveaux lecteurs, rien de ce qui fait de la sortie d’un livre un si magnifique événement dans la vie de l’autrice ne pourra être revécu cette fois-ci. Elle qui, pourtant, aime tant « le monde des livres », comme elle le dit elle-même, le travail avec les graphistes, comme ici lors de la réédition de Joue-nous España, les visites chez l’éditeur, les rencontres avec les acteurs de la chaîne du livre ; elle pour qui les atermoiements relatifs à la parution de la bio-monographie de Claire Pichaud en 2013 sont une souffrance terrible, une angoisse réitérée ; elle pour qui « un livre a toujours une aura » et génère en retour « des paroles » et « des lettres… brèves ou longues, [qui] ont le même son ». Non, cela ne sera pas cette fois-ci. Ce livre diffère enfin des précédents en ce qu’il comporte une affectueuse et généreuse préface de René de Ceccatty et que le texte est ponctuellement annoté par Gilbert Moreau. Autrement dit l’œuvre est donnée à lire par le biais d’une médiation dont les lecteurs et les lectrices de Jocelyne François ne sont pas familiers, cependant que fait défaut l’exergue, modalité bien plus subtile de médiation, à laquelle Jocelyne François a toujours été fidèle et attentive. Les mots d’un autre colorent l’œuvre et en aimantent la lecture, moins dans le délié d’une préface que dans la fulgurance d’un éclair poétique.

Une écriture moins diariste que datée, c’est-à-dire inscrite dans le temps humain

Bref, ce quatrième tome du Journal n’est pas comme les autres. Il faut s’en attrister mais aussi se réjouir que, envers et contre tout, nous soit donné d’entendre à nouveau la voix si singulière de son autrice. Le volume intitulé Car vous ne savez ni le jour ni l’heure couvre une décade, les années 2008-2018. On y retrouve la matière des précédents volumes : l’amour et la vie commune, intensément partagée ; le travail, la lecture et l’art ; l’attention aux autres, famille, amis, rencontres nouvelles ; l’attention aussi au monde comme il va, entre guerres, attentats et élections ; l’attention enfin à la lumière, aux nuages, au temps qui passe et au temps qu’il fait. On y retrouve aussi cette manière tout à fait unique de « faire journal ». « Ce n’est pas un exercice journalier. L’intermittence est reine, et l’écriture, totalement cursive, sans travail, sans reprise » (p. 28). Au lieu de s’attacher à la quotidienneté des faits et de leur mise en mots, le journal de Jocelyne François est fait de très longs moments de silence, rompus de retours au texte, arrimés à la nécessité ou la volonté de reprendre le fil interrompu d’un dialogue intérieur. Il s’agit ainsi de « rentrer dans le temps » par l’intermédiaire d’une écriture moins diariste que datée, c’est-à-dire inscrite dans le temps humain.

Or, nombreux durant cette décade sont les événements qui, comme elle le dit à propos d’une chute de Claire Pichaud, l’ont « sortie du temps ». Les épisodes liés à des accidents, des maladies, des décès de proches ou de moins proches sont légion. Figure aussi en bonne part dans ce volume la mention récurrente des difficultés matérielles auxquelles Claire et Jocelyne sont confrontées. Le paiement trimestriel du loyer de l’atelier de Claire est une préoccupation constante : « être écrivain, être peintre, cela ne conduit pas à une vie facile », constate-t-elle, ajoutant avec humour : « Surtout vers la fin ! ». Face à ces échéances, « l’austérité ne suffit plus » et le couple doit se séparer de tableaux d’amis chers (comme Árpád Szenes auquel Jocelyne François avait consacré un livre paru en 1977) pour continuer à vivre l’exigence artistique qui les anime. Cette vie artistique se poursuit malgré la vieillesse et les difficultés. Claire continue à peindre, et Jocelyne continue à écrire, à sa manière, c’est-à-dire par la pensée d’abord. La mort de sa fille en 2007 continue à résonner tout au long de ces pages : « En 2010, Dominique est là, tout le temps, à propos d’infinis détails. Sa mort est une césure absolue dans ma vie ». Cette présence de l’absente, Jocelyne François le sait et le veut, elle va l’écrire. « Je sais que je vais bientôt écrire pour elle, sur elle, pour que sa trace s’inscrive quelque part » (88). Tout comme, quelque 15 jours à peine après le décès de Claire, en janvier 2017, elle note une citation de Quignard, comme réservée pour un futur exergue, pense au titre de son prochain écrit sur Claire et quelques semaines plus tard, évoque encore ce livre et son début déjà écrit en pensée.

Une vie désertée dans laquelle les anniversaires font douloureusement mémoire

Les pages écrites après la mort de Claire sont pleines de douleur, évidemment et le journal devient alors, à la femme aimée, parole adressée du fond de la « solitude intérieure ». Mais au fil du temps, le journal reprend aussi sa fonction. À nouveau, la famille, les rencontres, les lectures, l’appartement de la rue Descartes quitté pour une résidence pour séniors où Jocelyne François se découvre un voisin homophobe et antisémite… Le temps des calendriers, celui du journal, scande une vie désertée dans laquelle les anniversaires font douloureusement mémoire. Il est des jours spéciaux où l’écriture s’impose. Ainsi en va-t-il des solstices, qui conjoignent rythme naturel, vie personnelle avec les décès ou les naissances s’y rattachant et vie littéraire avec le très beau titre du troisième tome du Journal, Solstice d’hiver. Ainsi se nouent la douleur, les souvenirs, la vie intérieure, la joie « encore intermittente, mais réelle », le temps qui passe et la vieillesse. De même que la lecture se donne dans la matérialité des livres, l’écriture est aussi affaire d’outils. Jocelyne François tout au long de ses pages dit sa volonté de ne pas succomber au numérique. Elle écrit à la main et dactylographie sur une machine à écrire. Dans les dernières pages du journal, elle fait plusieurs fois mention de la difficulté matérielle à écrire, de son stylo qui fuit, du papier glacé qui n’absorbe pas l’encre. Comme si le dernier tome du Journal se savait aussi l’ultime.

 


Jocelyne François
Car vous ne savez ni le jour ni l’heure – Journal 2008-2018
Les Moments Littéraires, Hors-Série n°4
Édition établie et annotée par Gilbert Moreau
Préface de René de Ceccatty
172 pages, 13 x 20,5 cm, broché
France : 22 € (franco de port) ; Etranger : 27 € (franco de port)
Bon de commande à télécharger

 

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