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Hugo Marsan : une lecture intense et sensible de l’œuvre d’Yves Navarre

Hugo Marsan, décédé le 18 mai dernier, a fidèlement lu Yves Navarre et rendu compte de ses lectures dans les colonnes de Gai Pied puis du Monde des livres. Notre vice-président Philippe Leconte revient sur les analyses les plus représentatives du journaliste, la première datant de 1982 après la publication de Romances sans paroles.

Né à Dax le 22 avril 1934, Daniel Dutilh avait choisi son nom de plume en hommage à sa grand-mère maternelle, « cheffesse de gare » comme elle aimait à le souligner et auprès de laquelle il passa son enfance. Après des études de lettres et un service militaire en Algérie, il enseigna durant une vingtaine d’années avant de se consacrer au journalisme. Il intégra le magazine Gai Pied en 1980. Celui-ci venait de voir le jour en 1979. Pendant douze années (jusqu’à la disparition du périodique en 1992), Hugo Marsan en sera le directeur du service culture ainsi que le rédacteur en chef entre 1985 et 1988.

Yves Navarre collabora régulièrement avec le mensuel (puis hebdomadaire) Gai Pied. Il accorda ainsi un long entretien au magazine lorsqu’il obtint le prix Goncourt en 1980 pour Le Jardin d’acclimatation. Si l’on excepte deux articles de Serge Hefez, l’un pour Le Temps voulu, en octobre 1979 et l’autre pour Biographie, en septembre 1981, c’est Hugo Marsan qui rendra compte dans les colonnes du magazine de quasi tous les romans d’Yves Navarre à compter de Romances sans paroles, en décembre 1982. Et à chaque reprise, la nouvelle publication de Navarre fera l’objet d’un article particulièrement approfondi et pertinent. Le fait est suffisamment rare pour être signalé. D’autant plus qu’Hugo Marsan continuera à rendre compte de l’activité littéraire de Navarre lors de l’exil de celui-ci au Québec. Il en sera de même lorsque Gai Pied cessera de paraître en 1992 et qu’Hugo Marsan rejoindra l’équipe du Monde des livres. Il y signera un long article fort émouvant lors du suicide d’Yves Navarre. Enfin, il sera l’un des seuls à entretenir la mémoire de l’auteur en rendant compte de ses publications posthumes.

Ce n’est pas un hasard si Yves Navarre participa à la première émission des « Dossiers de l’écran » consacrée à l’homosexualité, en 1975, et Hugo Marsan à la seconde, avec Jocelyne François, en 1984. Ce n’est pas non plus un hasard si les deux hommes connaissaient et appréciaient Barbara ; lors de l’ultime hommage qui lui a été rendu au Père Lachaise le 25 mai 2022, Hugo Marsan s’en est allé sur l’air de « Perlimpinpin ». Soulignons également qu’Hugo Marsan laisse derrière-lui une œuvre littéraire conséquente comprenant des romans, des essais, plusieurs recueils de nouvelles ainsi qu’une pièce de théâtre.

Une fidélité lucide et rare

À l’heure où les librairies ferment les unes après les autres, où les acteurs, les témoins et les pionniers d’une vie littéraire et sociétale disparaissent eux aussi, souvent dans l’indifférence générale, parfois même avec un manque de considération assumé, revenons sur le suivi exemplaire que fut celui d’Hugo Marsan pour l’œuvre d’Yves Navarre. Le format de ce billet ne nous permet malheureusement pas d’évoquer de manière exhaustive l’ensemble des critiques qu’Hugo Marsan consacra aux romans d’Yves Navarre, mais quelques exemples représentatifs convaincront, nous l’espérons, nos lecteurs de l’acuité et de l’intelligence avec lesquelles Hugo Marsan aborda ces ouvrages. L’intégralité des articles parus dans la presse mériterait une étude approfondie, révélatrice tant de la richesse de l’œuvre d’Yves Navarre que de la finesse de l’analyse d’Hugo Marsan.

Une romance qui en dit long, plus long que les paroles

C’est en décembre 1982 que nous recensons dans Gai Pied un article -le premier d’une longue série- qu’Hugo Marsan consacre à un roman d’Yves Navarre, Romances sans paroles. Il apparaît d’emblée qu’Hugo Marsan n’a pas attendu cet ouvrage pour lire ou découvrir Yves Navarre. Et c’est incontestablement habitué depuis bien longtemps à la prose navarrienne, qu’Hugo Marsan aborde ce compte-rendu intitulé « Les prénoms de la solitude » : « Tous les romans d’Yves Navarre portent la déchirure, la déchirure originelle, la conscience aigüe des frontières du moi, sans cesse alertée par l’autre, bloqué dans la même infirmité. » Dès lors l’empathie du critique pour l’écrivain et le besoin de partager, de transmettre au plus grand nombre ne fait aucun doute. Et quelle plus belle tribune que celle des colonnes d’un tout jeune magazine pour conseiller ou convaincre des lecteurs de la nécessité de lire Navarre, de surtout continuer à lire Navarre alors même que l’auteur venait l’année précédente de susciter l’admiration de quelques-uns et la colère ironique de beaucoup d’envieux ou de revanchards avec Biographie.
Avec ce livre somme, l’auteur fraîchement couronné par le Goncourt abordait sans s’en douter la seconde partie de sa vie littéraire, bien plus compliquée et tragique qu’il ne pouvait le craindre, lui pourtant tellement inquiet depuis toujours. C’est dire si l’accompagnement critique d’Hugo Marsan dans cette seconde période fut important et réconfortant pour lui. D’emblée, le critique évoque l’œuvre, non un seul titre ; il convoque ses lecteurs avec la complicité du « nous », non la distanciation d’un « vous » : « Si les livres d’Yves Navarre vont si fort au cœur de ses lecteurs et en même temps irritent certains, c’est qu’ils répètent inlassablement la solitude, le cri qui jaillit au fond de la nuit, quand le spectacle de nous-mêmes n’a plus d’audience. » Lecteur plus qu’attentif, Hugo Marsan pressent l’exacte place que prend Romances sans paroles : « Un roman de la maturité : un arrêt. Plus le temps de demander, plus le temps d’espérer. […] Le roman d’Yves Navarre dans son désir d’élégante légèreté, accroche au plus saignant de l’être, une romance qui en dit long, plus long que les paroles, un roman qui “à suivre” ouvre sur le silence. » Puis Marsan, ami du lecteur, se fait confident. Il entre dans le roman avec un « Je ». Il nous convie et nous ouvre les portes de la maison Navarre : « J’entre avec ces femmes et ces hommes dans l’autre part de la vie : là où la mémoire commence à tenir lieu de vécu. J’ai ma place. Je peux écarter deux chapitres et y glisser mon prénom, le vrai, celui de mes insomnies. » Enfin, lecteurs et personnages se rejoignent : « Le lecteur aimera ces êtres éternellement en partance, éternellement immobiles. Ceux qui gardent les yeux de l’enfance. Ceux qui attendent dans la lucidité : ceux qui savent le dénouement mais renouent sans cesse avec l’espoir. » « Yves Navarre avec Romances sans paroles atteint plus profondément ce qui me paraît être le sens de son écriture : la solitude qui exalte l’amour, comme seul sait regarder la lumière celui qui mesure la précipitation du temps. »

Quand tous les chats sont gris, grisés de savoir ce que les hommes ne perçoivent pas

Dans un tout autre registre, 1986 et Une vie de chat nous offrent l’opportunité de découvrir une critique littéraire tendre et complice avec le texte et l’auteur du roman : « Prouesse d’écrivain que de faire croire, jusqu’à ce point de douleur, que réellement, le chat, maître du jeu, a signé le livre. Intimité exacerbée jusqu’au délire qui rend ce roman, poignant, exclusif, unique. Et j’en appelle à tous les amoureux des chats, ceux qui disent qu’il n’y a pas de présence plus lisse, continue, secrète et violente tout à la fois, je leur demande de se préparer à des délices mais à quelques souffrances… Le chat nous aime mais nous avertit au long des nuits (quand tous les chats sont gris, grisés de savoir ce que les hommes ne perçoivent pas), il nous crie que chacun est seul devant l’autre et que l’amitié, aussi pleine de tendresse soit-elle, n’est que la prise de conscience de la solitude à deux. […] Une vie de chat est une vie au plus près des heures, celles de la maison fermée où le personnage se démasque et s’accepte vulnérable. […] Écoutons cette terre silencieuse où un homme, seul, écoute son passé dans les yeux de son chat. »

Un roman tendu comme un arc blessé

Trois ans plus tard, lors de la publication d’Hôtel Styx en 1989, Hugo Marsan prouve une nouvelle fois l’acuité de son analyse en percevant le long et lent glissement qui anime l’auteur vers une forme de lassitude ; il trouve les mots justes pour en rendre compte avec subtilité et lucidité : « Des femmes, des hommes qui arrivent en bout de course. Pas obligatoirement la vieillesse mais plutôt une grande lassitude parce que tout amour est consumé, toute parole formulée, tout espoir englouti et annulé. […] Yves Navarre construit un roman ample, désespéré comme le deuxième mouvement d’une sonate, tendu comme un arc blessé mais inondé de cette tendresse humaine qui n’est que le chant solitaire de la commisération. […] La réussite de ce roman grave est de donner l’illusion de la vie. […] Par le miracle de l’écriture, le requiem fatal se transforme en un superbe allegro de la vie. »

Comment dire le sida sans complaisance dramatique ?

Ce fut plus tard, au printemps 1991, Ce sont amis que vent emporte. S’il n’était déjà pas facile de trouver des mots justes pour décrire la fin de la vie d’une génération encore jeune, il n’était pas non plus aisé d’en rendre compte sans sombrer dans le pathos, les idées reçues ou la colère. Alors même que le sida ravageait des collaborateurs et des proches de Gai Pied, Hugo Marsan parvient à définir ce que ce roman, si proche de son quotidien, tâche de décrire : « Yves Navarre […] a choisi le plus difficile, le plus scabreux, le plus compromettant aussi : un roman qui raconte la phase terminale de la maladie dans la vie d’un couple d’homosexuels. […] Comment dire le sida sans complaisance dramatique, sans ombres moralisatrices, sans militantisme aveugle ? […] Yves Navarre tente d’éviter les pièges d’une fiction qui, sur un tel thème, ne peut être qu’écrasée par la réalité. […] C’est le dénouement d’une histoire qui fut heureuse. Une vie d’homosexuel se consume. Un couple de garçons s’éteint. Leur vie ressemble à la nôtre. Ils ont partagé des aventures, des joies et des espoirs. […] L’essentiel de Ce sont amis que vent emporte n’est pas sociologique. Navarre […] publie un roman d’amour, effleuré par une méditation qu’il évacue difficilement. […] C’est aussi la volonté de Navarre. Rendre magnifique le couple Roch-David. […] Yves Navarre a écrit le roman de l’amour homosexuel. Il reste un doute : cet amour ne peut-il être reconnu que parce que le sida lui offre ses lettres de noblesse ? »

Prisonnier jamais en paix avec son enfance

Ce tour d’horizon du paysage navarrien parcouru par Hugo Marsan au rythme des parutions ne serait pas complet sans évoquer l’adieu qu’il lui fit dans les colonnes du Monde, au lendemain du suicide de l’écrivain : « Sa mort était visible, depuis longtemps annoncée dans son œuvre récurrente, dans ses confidences. Pour qui accepte de l’écouter, il était évident que depuis quelques années l’écrivain se traînait, écorché vif, prisonnier jamais en paix avec son enfance, jamais en repos d’avoir tant lutté pour devenir pleinement lui-même et s’imposer à une société bourgeoise dont il désirait être aimé. Navarre était un adolescent homosexuel qui n’en finissait pas de souffrir dans la peau d’un écrivain de grand talent. […] Un jeune homme de cinquante-trois ans, beau et tendre, s’est donné la mort. Yves entraînait Navarre dans le renoncement. […] Yves a tué Navarre. […] Yves a imposé à Navarre de se taire. »

 


Les extraits des articles cités proviennent de Gai Pied n°47 (décembre 1982) pour Romances sans paroles ; Gai Pied n°222 (mai 1986) pour Une Vie de chat ; Gai Pied n°356 (février 1989) pour Hôtel Styx ; Gai Pied n°467 (avril 1991) pour Ce sont amis que vent emporte ; Le Monde du 26 janvier 1994.

Crédit photo : Claude Truong-Ngoc (inauguration des locaux de Gai Pied rue Sedaine, à gauche Hugo Marsan et à droite Yves Navarre encadrent Roger Peyrefitte).

 

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