Call US - 214 - 2547 - 142

Home » Événements » Navarre et Fassianos : par l’art jaillit la vie

Navarre et Fassianos : par l’art jaillit la vie

Le 9 juin 2022 se déroula le vernissage de l’exposition « Yves Navarre rencontre Alekos Fassianos » à la galerie Élysée Saint-Honoré, Paris 8e. Une centaine d’admirateurs des deux artistes réunie par l’initiateur de l’événement Dimitris Sabatakakis et par Les Amis d’Yves Navarre a pu apprécier les arts respectifs de Navarre et de Fassianos, l’amitié qui les unissait et leur collaboration au fil du temps, jusqu’à la mort de l’écrivain en 1994. Des liens sur lesquels s’est penchée Sylvie Lannegrand dans son allocution de bienvenue…

Sylvie Lannegrand, présidente des Amis d’Yves Navarre, le 9 juin 2022

L’écrivain Yves Navarre et le peintre Alekos Fassianos se sont rencontrés à Paris et ont été amis pendant près de 30 ans, de 1966 jusqu’à la mort de l’auteur en janvier 1994. Fassianos, décédé au mois de janvier de cette année, aurait sans aucun doute tenu à être parmi nous aujourd’hui. Il avait étudié à l’École nationale des Beaux-Arts à Athènes puis à Paris. La France et la Grèce lui ont décerné de nombreux honneurs. Yves Navarre a connu la célébrité plus tard que Fassianos, lorsqu’il reçut le prix Goncourt pour son roman Le Jardin d’acclimatation en 1980. Mais tout au long de ces années, les deux hommes sont restés très proches.

Leur collaboration a été ponctuelle mais parfaitement échelonnée dans le temps. Navarre a acheté des toiles de Fassianos dès les années 60 et a écrit quelques textes sur le peintre. Fassianos a illustré les couvertures de plusieurs romans de Navarre, des poèmes, de courts textes, une nouvelle, l’affiche d’une pièce de théâtre. Tous deux enfin ont collaboré à un magnifique ouvrage, Pour dans peu, livre d’art à tirage limité, que l’exposition permet de découvrir et qui prend une résonance particulière maintenant que les deux amis ne sont plus.

On peut à juste titre se demander ce qui peut rapprocher deux artistes certes du même âge (Fassianos avait environ cinq ans de plus que Navarre) mais de nationalité et de culture différentes et qui ont choisi des moyens d’expression différents. Le titre de l’exposition est opportun pour évoquer les liens entre les deux hommes : « Yves Navarre rencontre Alekos Fassianos ». Il y a réellement eu rencontre, tant humaine qu’artistique : rencontre de deux sensibilités, de deux manières de voir le monde, de deux pratiques qui ne sont pas si différentes qu’on pourrait le croire de prime abord. Navarre disait souvent qu’il était un « artisan » plutôt qu’un artiste :

Je suis un artisan. Un artisan de la page, de l’œuvre, du stylo, et du mot que j’aime. Il n’y a de politique que le temps des gestes amoureux et de militant, pour moi, que le fait, non pas d’écrire pour écrire, mais d’écrire pour que tout s’écrive, s’inscrive, guide et me guide.

La remarque est révélatrice du rapport essentiellement sensuel d’Yves Navarre à l’écriture, une sensualité que l’on retrouve chez Fassianos, qui lui aussi aimait à se décrire comme un « artisan », nous a confié Dimitris Sabatakakis. Au geste de l’écrivain répond le geste du peintre : l’un a pour matériau le langage, l’autre la peinture mais la main qui écrit et celle qui peint se rejoignent dans le même tracé sur la page ou sur la toile. Par-delà l’amitié et le respect mutuel qui lient les deux hommes, les rapproche la sensualité qui préside à la création. Dans le texte écrit pour l’exposition, l’architecte Tassis Papaioannou évoque le lien entre son art et la peinture et précise comment Fassianos et lui-même ont voulu le concrétiser par la conception de mobilier et d’éléments de décoration que nous pouvons admirer dans cette galerie. Tassis Papaoiannou parle aussi d’harmonie et de « rencontre de la littérature et de la peinture. Une conversation des deux arts ». C’est bien de cela qu’il est question, une harmonie entre littérature, peinture et architecture.

D’autres liens existent entre les deux artistes. Les tableaux d’Alekos Fassianos sont lumineux, colorés : le rouge, le bleu, les tons ocres dominent. Nous en avons ici de remarquables exemples avec, entre autres, Le cavalier rouge et Le cavalier bleu, Daphnis et Kori, ou L’amant échappé. De leur côté, les romans d’Yves Navarre s’accompagnent souvent d’une palette de couleurs, pour ainsi dire : dans Lady Black, Les Loukoums ou Niagarak par exemple, on a l’impression d’assister à un film en noir et blanc ponctué de détails ou de scènes colorés. L’écriture de Navarre se distingue par sa qualité visuelle et même picturale. « Et chaque mot, écrit-il dans Biographie, porte en lui des paysages, des couleurs, des sensations. Chaque mot est un petit tableau. Dans le mot ‘terre’, Yves met des racines et dans le mot ‘ciel’ il voit plein de vents. »

On remarquera aussi l’attention que chacun des deux artistes porte à la nature et aux paysages. Si les scènes d’intérieur ont également leur place, le peintre y inclut très souvent fleurs, fruits, arbres, plantes (comme dans le tableau Calypso par exemple), ou bien une fenêtre offre une échappée sur l’extérieur (c’est le cas dans L’après-midi). Le ciel, la mer, les oiseaux sont emblématiques de son œuvre (nous en avons un parfait exemple avec Ulysse et les sirènes). Chez l’écrivain, l’un des romans qui démontre l’importance et le rôle du paysage est un livre dont Fassianos a justement illustré la couverture et dont l’action, paradoxalement, se situe dans le bureau d’un juge : Portrait de Julien devant la fenêtre. Les ouvertures sur l’extérieur y sont fréquentes. Voici quelques lignes d’un extrait proposé dans l’exposition, qui ne sont pas sans faire penser à une toile :

Je ne me lasserai jamais de ce paysage. J’aime ces vallons, corps allongés, enchevêtrement de bustes, de hanches et d’épaules. La ville a grandi à l’ouest, derrière, de l’autre côté. Le paysage du levant, ici, est intact. Les lilas sont en fleur. Les buissons d’iris. (…) La terre respire, palpite. Tout ce qui vient d’elle sent bon. J’y trouve tout, y compris l’éternel. Ce paysage, de mon bureau, est ma campagne, ma maîtresse.

Et bien sûr il y a ce bleu de l’écriture d’Yves Navarre. Nous en avons des exemples avec les lettres adressées à Alekos Fassianos et à Dimitris Sabatakakis, exposées en vitrine. Un bleu si souvent utilisé par le peintre dans ses toiles. Bleu de la mer et bleu du ciel, peints chez Fassianos, écrits, décrits ou évoqués chez Navarre, bleu de l’encre aussi, un bleu auquel l’écrivain tenait tant, et avec lequel il rédigeait correspondance, journal personnel, notes et manuscrits, d’une belle écriture aux lettres et aux lignes courbes, disposées avec soin dans l’espace de la page, et qui font penser aux formes rondes et courbes des corps peints par l’ami.

Une autre rencontre entre les deux hommes se fait sur le terrain du monde contemporain. Navarre et Fassianos observaient leur société et la commentaient, que ce soit par la plume (ainsi des chroniques d’Yves Navarre dans le journal québécois Le Devoir, publiées ensuite en recueil sous le titre La Vie dans l’âme) ou par le pinceau (comme l’illustre le tableau de Fassianos intitulé L’école polytechnique). Les deux artistes alliaient le souci esthétique à une conscience « politique », prise dans le sens large du terme, même si cet aspect de l’art du peintre est peut-être moins connu que l’inspiration tirée de la mythologie.

Si l’inspiration mythologique n’est pas l’un des axes de l’œuvre d’Yves Navarre, l’écrivain a été frappé par ce qu’un ami lui avait un jour confié sur « le choix entre les trois P » : voici deux courts extraits, tirés du même chapitre de Biographie :

Prométhée, qui vole le feu aux dieux et l’apporte aux hommes ; Pygmalion, qui par le verbe façonne à son image ; et Ptolémée, le navigateur, celui sans lequel la direction ne serait plus donnée. II y a successivement des trois dans l’artiste. Il y a aussi le choix du temps. L’auteur, passé un cap, ne doit plus être que navigateur.

Ni Prométhée, premiers romans refusés, je croyais porter le feu ; ni Pygmalion, j’ai trop voulu, temps voulu, forger les couples frôlés avec n° 1, n° 2, n° 3 et n° 4 à l’image du couple durable dont on m’avait imposé le dessin ; voici le temps de Ptolémée, je navigue, je souffle sur les braises, ni feu ni rêves, pour donner la position, avant même que de chercher et indiquer une direction. Chercher : écrire. Indiquer : écrire.”

Cette quête continuelle dont il est question dans Biographie et sur laquelle l’écrivain revient plusieurs fois, y compris dans sa correspondance, avec la figure de Ptolémée le navigateur est au cœur du très bel ouvrage à tirage limité paru aux éditions Syrmos, qui scellera l’ultime collaboration des deux artistes : Pour dans peu – Sept messages retrouvés sur la rive vive du Styx, avec un texte d’Yves Navarre et des lithographies d’Alekos Fassianos. Le narrateur s’adresse à Caron, fils des Ténèbres et de la Nuit, qui transporte les morts sur le Styx avec sa barque, moyennant une obole, pour les faire entrer aux Enfers. Mais la mythologie est revue par les deux artistes. Le nocher n’a rien d’un vieil homme revêche. C’est sa beauté que l’on remarque. Et la traversée n’a pas lieu : Caron ramène le voyageur sur « la rive vive » et lui confie : « il faut que tu alertes ». Mais la demande insistante du voyageur se répète de strophe en strophe et celui-ci prépare sa traversée, laisse des offrandes dans la barque et promet : « Je veillerai à la mémoire des origines et à la multiplication des lieux de parole échangés » ; « Je n’emporterai qu’un paysage, le tien, le ciel bleu de tes Dieux ».

Dans cet ouvrage, plus peut-être que dans leurs collaborations précédentes, le peintre et l’écrivain se rencontrent en puisant aux mêmes sources d’inspiration, entre onirisme et réalisme, passé et présent, mythologie et monde contemporain. Il n’y a pas de rupture entre le littéraire et le visuel, mais une complémentarité et même une fusion. Ce beau livre est une invitation au voyage adressée l’un à l’autre, dont nous sommes aussi les destinataires, bien sûr. Une quête poétique qui vise à conjurer la mort en faisant, par l’art, jaillir la vie.

 

Comments are closed.