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L’écriture épistolaire chez Yves Navarre : « constante, capitale, novatrice »

Yves Navarre suscite l’intérêt de jeunes universitaires. Le colloque de Liège avait permis à notre association de découvrir le travail d’Amandine Maes. Il y a un an, nous avons accueilli parmi nous Lourdes Monterrubio Ibáñez, dont les recherches portent essentiellement sur l’usage de la matière épistolaire dans la littérature et le cinéma français. Sylvie Lannegrand a lu l’étude de Lourdes parue dans la revue Romance Quarterly en janvier dernier, et nous avons échangé avec la jeune madrilène sur son intérêt pour Yves Navarre.

Une étude particulièrement bienvenue vient d’être publiée dans la revue Romance Quarterly du mois de janvier 2021 : “Yves Navarre. About a Postmodern Epistolary Writing”. Son auteure, l’universitaire Lourdes Monterrubio Ibáñez, avait déjà attiré l’attention de notre association par un article en espagnol paru au printemps 2020 dans la revue d’études françaises Çedille : « Escritura epistolar y postmodernidad literaria. L’Espérance de beaux voyages de Yves Navarre ». Les deux tomes de cet ouvrage paru en 1984, exclusivement composés de lettres, y faisaient l’objet d’une analyse serrée à la lumière de textes de référence sur l’autofiction et l’esthétique postmoderne.

Dans son article nouvellement paru, Lourdes Monterrubio Ibáñez conserve un même cadre théorique mais élargit son propos à la quasi-totalité des écrits d’Yves Navarre, auteur qu’elle considère comme « l’un des principaux représentants de l’écriture épistolaire dans la littérature francophone postmoderne » car toute son œuvre dénote « la présence constante, capitale et novatrice de la matière épistolaire ». En prenant des exemples précis dans vingt-et-un romans, Lourdes Monterrubio Ibáñez démontre la place et l’importance de l’épistolaire dans l’œuvre navarrienne et en dégage les aspects essentiels, parmi lesquels le rituel de la destruction (lettres déchirées, brûlées, non envoyées), le « va-et-vient constant entre la vie et la mort », le motif du destinataire absent ou inatteignable, la spécificité du rapport auteur-lecteur, le procédé d’hybridation avec la juxtaposition, voire la fusion, de la lettre, du journal et du métadiscours au sein d’un même texte, créant un « puzzle narratif » que certains ouvrages portent à un paroxysme.

On ne peut que se réjouir de voir la parution de ces travaux. Ils mettent pour la première fois en lumière un aspect fondamental de l’œuvre d’Yves Navarre, lui qui considérait la lettre comme « seul véritable roman » (Le Jardin d’acclimatation) ou encore « œuvre parfaite » (Biographie). Lourdes Monterrubio Ibáñez a analysé avec pertinence les lettres insérées dans les romans de l’auteur pour en dégager les traits récurrents et le fonctionnement. Son étude minutieuse, qui éclaire la composition des textes et contribue à une meilleure connaissance de l’écrivain, a également le mérite de replacer l’œuvre dans le contexte de la littérature postmoderne et d’en souligner une caractéristique essentielle, celle de l’esthétique fragmentaire dont l’écriture épistolaire, « moire changeante des atmosphères collectives (…) et des états d’âme individuels » selon une expression de L’Espérance de beaux voyages, fait partie intégrante.


« Composition française. Sujet : le jardin d’Acclimatation. Forme : libre. Pour : Sébastien. Par : Bertrand. Écrit : comme une lettre, seul véritable roman, un seul auteur, un seul lecteur. » Le Jardin d’acclimatation (p.372, Flammarion 1980)

 

Entretien avec Lourdes Monterrubio Ibáñez

Qu’est-ce qui vous a motivée à traiter ce sujet des écrits épistolaires chez Yves Navarre ?
Ma thèse de doctorat avait pour thème l’étude comparée de la présence de la matière épistolaire dans la littérature et le cinéma français. C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’énorme importance de l’œuvre d’Yves Navarre par rapport à l’utilisation de la matière épistolaire. Dans ma recherche doctorale j’ai fait une première approche en analysant L’Espérance de beaux voyages. Plus tard, j’ai développé cette étude dans un article publié l’année dernière : « Écriture épistolaire et postmodernité littéraire. L’Espérance de beaux voyages de Yves Navarre » (Çedille. Revista de Estudios Franceses n° 17, pp. 307-345). Néanmoins, je croyais qu’il était essentiel de réaliser une recherche qui inclût l’ensemble de son œuvre, et ainsi pouvoir offrir une étude approfondie de ses pratiques épistolaires et de leur relation avec d’autres éléments présents dans son écriture. Ce nouvel article est le résultat de ma recherche. Je ne connais aucun autre auteur francophone qui ait développé l’élément épistolaire d’une manière tellement polyvalente et féconde, toujours au service des inquiétudes et des recherches de la postmodernité littéraire.

De quelle façon avez-vous découvert cet auteur ? Qu’est-ce qui vous séduit le plus chez lui ?
J’ai découvert Yves Navarre pendant mes études universitaires, comme auteur du nouvel élan narratif de la littérature des années quatre-vingt. J’étais attirée par les éléments de son écriture : hybridation, fragmentation, peut-être le début de l’exploration de la frontière entre autobiographie et autofiction et, surtout, le pouls d’un style qui révèle l’activité scripturale comme une nécessité vitale. La connaissance progressive de son œuvre entraîne la fascination pour une écriture qui cherche toujours les limites et tente de les dépasser. De plus, il établit un lien vraiment singulier avec le lecteur ou la lectrice, qui devient partie de l’expérience littéraire. La lecture de L’Espérance de beaux voyages est devenue la matérialisation parfaite de mon hypothèse de recherche sur une saturation postmoderne de la pratique épistolaire, allant bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Les expériences littéraires de Navarre transmettent en même temps l’impérieuse nécessité de l’écriture et l’épuisement qu’elle provoque.

À propos de Lourdes Monterrubio Ibáñez
Ayant suivi des études de réalisation cinématographique et de littérature française, Lourdes Monterrubio Ibáñez a obtenu son doctorat dans le domaine de l’étude comparée littérature-cinéma (Université Complutense de Madrid, 2015). Elle a également collaboré en tant que critique de cinéma dans la revue Cahiers du cinéma – España. Au cours des cinq années de son expérience postdoctorale, elle a publié une monographie, De un cine epistolar. La presencia de la misiva en el cine francés moderno y contemporáneo (2018), et elle a édité le volume Epistolary Enunciation in Contemporary Cinema (2019). Elle a publié également de nombreux articles sur les relations littérature-cinéma et les écritures filmiques de soi. Actuellement, elle développe son projet de recherche : EDEF – Enuciative Devices of the European Francophone Essay Film, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, pour lequel elle a obtenu une bourse individuelle Marie Sklodowska-Curie du programme H2020 de l’Union Européenne. Lourdes a rejoint Les amis d’Yves Navarre en 2020.

 

Illustration : manuscrit de L’Espérance de beaux voyages, dont Yves Navarre distribua les pages à ses lecteurs et lectrices lors d’une séance de dédicaces.

 

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