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Le roman “Évolène” a 50 ans : de Navarre à Yourcenar sous le signe de Rilke

À l’occasion du cinquantenaire du roman d’Yves Navarre Évolène publié chez Flammarion en septembre 1972, Philippe Leconte revient sur la genèse de ce texte. Il révèle ensuite les liens qui existaient entre Navarre, Marguerite Yourcenar et le poète Rainer Maria Rilke, tous trois ayant fréquenté les Alpes valaisannes, où se niche la commune d’Évolène.

Deuxième ouvrage publié par Yves Navarre, Évolène sortit en librairie pour la rentrée littéraire de 1972. Ce court roman allait surprendre tout le monde tant il semblait aux antipodes de Lady Black paru l’année précédente. L’auteur livre dans Évolène la rencontre entre David, sept ans, et un vieil ami de ses parents, à l’occasion d’un été passé en montagne. Il s’agit de la version romancée de la rencontre de l’auteur-enfant avec Elie Gagnebin (1891-1949), géologue, professeur et belletrien vaudois. L’enfant sera marqué par l’apparition puis par le départ de l’ami : au temps de l’insouciance va succéder le temps de la gravité.

Conçu après une représentation de L’Histoire du soldat de Stravinsky, rédigé l’hiver 1971-1972, corrigé dans les mois qui suivirent, le livre eut plusieurs titres successifs. L’auteur envisagea d’abord Quelle est donc cette fleur, quel est donc cet oiseau (allusion à une collection de guides parus chez Nathan dans les années 40), puis Le Rendez-vous d’Évolène, puis Le Vol d’un enfant. Finalement, Yves Navarre opta pour Évolène, tout simplement. Un peu mystérieusement aussi car, à moins de bien connaître sa géographie suisse, il n’était pas évident de savoir d’emblée qu’il s’agissait d’un nom de lieu.

Évolène. Un nom « qu’il aime. Un nom doux » (Yves Navarre).

Évolène, en compagnie d’Élie Gagnebin

Le tout jeune Yves Navarre découvrit la cité du Val d’Hérens en 1946 lors d’un premier voyage en Suisse en compagnie de ses parents. Il y reviendra les étés suivants. Il y fit la connaissance d’Élie Gagnebin qui allait lui inspirer le personnage d’Élie, initier le petit garçon à l’art de la conversation, au bonheur des promenades en montagne, puis un jour, lui fera prendre conscience de la maladie et de la mort. Pour les besoins du roman et sa dramaturgie, Yves Navarre resserrera l’action sur un seul été. Dans la réalité, il retrouvera Élie en 1947, puis en 1948. Déjà, cette année-là, les promenades se feront plus courtes, l’homme étant souvent à bout de souffle et Yves lira dans ses yeux à la fin du séjour comme un adieu.

L’année suivante, Élie ne sera plus là, et lorsque la famille Navarre apprendra la triste nouvelle, « Yves verra son père dissimuler des larmes. Uniques larmes qui interdiront les siennes » (Biographie, page 234). Élie Gagnebin, passionné de théâtre et de musique, avait également participé, en 1918, à la création de L’Histoire du soldat de Stravinsky. Il y avait tenu le rôle du lecteur. Voilà donc pourquoi Yves Navarre eut l’idée d’entreprendre la rédaction d’Évolène après la représentation à laquelle il assista en 1971, peu après la mort de Stravinsky.

Évolène. « Un lieu aussi beau que son nom » (Marguerite Yourcenar).

Évolène, d’Yves Navarre à Marguerite Yourcenar

Yves Navarre ne fut pas le seul à avoir apprécié l’air pur et la douceur d’Évolène. Immédiatement après le jeune garçon, à la fin des années 40, ce fut Marguerite Yourcenar qui y séjourna, en août 1951, lors de son retour en Europe après douze années d’exil forcé aux États-Unis, consécutif à la seconde guerre mondiale. Marguerite Yourcenar, en compagnie de son amie Grace Frick, allait faire la connaissance à Évolène de la tisserande Marie Métrailler : « Je considère que cette Valaisienne rencontrée peut-être une demi-douzaine de fois a été un de mes gurus. Elle m’a beaucoup appris, non seulement sur les traditions de son pays, mais encore sur la vie, je veux dire sur la manière d’envisager la vie et de la vivre « (Lettre de Marguerite Yourcenar du 29 avril 1980 adressée à Marie-Magdeleine Brumagne, qui avait recueilli le témoignage de Marie Métrailler pour l’ouvrage La Poudre de sourire, éditions du Rocher 1982). Marguerite Yourcenar et Grace Frick résidaient à l’hôtel de la Dent-Blanche, à l’endroit même où le jeune Yves Navarre fut pris en photo à plusieurs reprises par ses parents. La future académicienne y corrigea également les épreuves des Mémoires d’Hadrien et rédigea la première version des Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien, qu’elle dédiera à Grace Frick. Le livre parut la même année et déclenchera la vocation littéraire du jeune Navarre. Des années plus tard, en 1968, lors d’une rencontre au moment de la parution de L’Œuvre au noir, la grande dame des lettres allait encourager le jeune auteur à persévérer dans l’écriture.

Le Valais offre l’un des paysages les plus magnifiques qu’il m’ait été donné de voir; il a, en outre, cette capacité extraordinaire d’offrir des équivalents multiples à notre vie intérieure. (Rainer Maria Rilke)

Sous le signe de Rilke, résident du Valais

Cette évocation ne serait pas tout à fait complète si nous ne citions pas le nom de Rainer Maria Rilke, l’un des poètes préférés de Navarre et de Yourcenar. Le célèbre écrivain autrichien s’était installé en Suisse en 1919. En 1921, son ami et mécène Werner Reinhart loua pour lui la tour de Muzot, à Veyras, dans le Valais, non loin d’Évolène. Marguerite Yourcenar et Grace Frick, en quittant Évolène pour rejoindre Sierre, s’arrêtèrent à Muzot, pour visiter la dernière résidence de Rilke, le 27 août 1951. Yourcenar avait rédigé en 1936 un texte en hommage à Rilke qui ne fut publié qu’en 1994, en préface à une édition des Poèmes à la nuit aux Éditions Verdier : « Ses ouvrages en prose, ses lettres, quelques vers directement écrits en français, quelques récits de gens qui l’ont aimé, ont suffi à m’inspirer pour lui une tendresse infinie et fraternelle, à qui je ne puis comparer que mon amitié pour Virgile. » Notons également que Marguerite Yourcenar vécut en Suisse entre 1926 (année de la mort de Rilke) et 1929 (année de la mort de son père, Georges de Crayencour, à Lausanne). C’est pendant cette période qu’elle écrivit son premier roman, Alexis ou le traité du vain combat (rédigé entre août 1927 et septembre 1928 à Lausanne). Le critique Edmond Jaloux, qui fut l’ami de Rilke et de Yourcenar remarqua dans Les Nouvelles littéraires du 29 avril 1930 : « Par sa race, par ses dispositions, par son caractère, Alexis Géra rappelle souvent Malte Laurids Brigge : d’ailleurs, l’influence de Rainer Maria Rilke a dû être grande sur Marguerite Yourcenar ; certaines de ses réflexions ont été évidemment éveillées par lui […] »

Chez Navarre, la présence de Rilke peut se rencontrer sous forme d’allusions, comme dans le roman inédit Sin-King City* (Œuvres complètes 1971-1974, H&O, 2018) : l’un des personnages, Donald, « piqua le Rilke qu’il ne pouvait pas se payer et laissa la porte du magasin ouverte. » (page 498). Et plus loin : « Bertrand […] m’offre les Lettres à un jeune poète de Rilke. Il a écrit quelque chose en première page. Quelque chose du style “À Donald pour ses dix-sept ans, un livre qu’il ne lira vraiment que dans dix-sept ans.” » (page 519). Quelques années plus tard, l’un des plus beaux hommages qu’Yves Navarre rendit à Rilke fut incontestablement de choisir de nom de Kappus pour le juge Xavier Kappus, l’un des protagonistes de Portrait de Julien devant la fenêtre, Franz Xaver Kappus, étant le destinataire des Lettres à un jeune poète, l’un des chefs-d’œuvre de Rilke. Et, dans l’un des ultimes livres de Navarre, le recueil La Vie dans l’âme (VLB, 1992), la référence se fait bouleversante pour un carnet qu’il publia dans le quotidien Le Devoir le 2 mars 1991: « À l’adresse de celles et ceux qui n’ont jamais pu ou su pleurer ; et évidemment également, à égalité, à l’adresse de celles et ceux qui ont cette capacité, un bien grand risque, on les écarte; s’émouvoir et le dire, quel scandale ! Les purs et prétendument durs, celles et ceux qui se contiendront et qui s’empêchent de jouir en temps voulu, les omniprésents retenus de la réjouissance, livrons-leur cette pensée de R.M. Rilke, Les œuvres d’art naissent toujours de qui a affronté le danger, de qui est allé jusqu’au bout d’une expérience, jusqu’au point que nul humain ne peut dépasser. Plus loin on pousse, et plus propre, plus personnelle, plus unique devient une vie. » (Carnet 24, page 121).

 

En conclusion

Nous conclurons ce billet par une remarque de Sylvie Lannegrand qui concerne tout à la fois Rilke, Yourcenar et Navarre, dans son ouvrage Personne et personnage. Le malaise identitaire chez Yves Navarre (Peter Lang, 2000) :

« L’unique sujet du texte, quelle qu’en soit la nature, est la personne qui écrit et livre toujours sa propre histoire, même si elle emprunte pour ce faire un personnage de fiction. Ne compte que cette “ sincérité profonde” dont parle Rilke, pour qui “ celui qui crée doit être pour lui-même un univers, doit tout trouver en lui ”. (Sylvie Lannegrand)

 


Comment trouver le roman Évolène ?

Évolène d’Yves Navarre est publié chez H&O éditions :
• dans le volume 1971-1974 des Œuvres complètes d’Yves Navarre (2018)
• en version ebook.

 

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