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Une lecture du « Journal » d’Yves Navarre chez Séguier

Les éditions Séguier ont publié, le 25 avril 2024, un ouvrage intitulé Journal par Yves Navarre. Il rassemble des extraits du journal intime de l’auteur, sélectionnés par Frédéric Andrau, qui propose aussi sa biographie du Prix Goncourt 1980. Un beau volume bleu qui raconte une vie donc, et donne à la lire ensuite dans le quotidien du journal.

Le Journal d’Yves Navarre paraît aux éditions Séguier. Quelle incroyable nouvelle ! On le sait, Navarre a tenu pendant des décennies un journal dont les dimensions sont imposantes et dont les divers éléments (journal manuscrit mais aussi lettres, cartes postales, photos, places de théâtre, etc.) forment un énorme objet composite qui semble devoir échapper à toute publication, ce dont Navarre était bien conscient [1]. Donc le Journal de Navarre publié par les éditions Séguier n’est évidemment pas le Journal de Navarre. Ce dernier, désormais en accès libre à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (fonds MSS250), est en effet composé de 43 gros registres de toile noire gonflés pour la plupart de documents divers, à la fois journal d’écrivain et journal de voyage, notations du quotidien et regards sur la société, journal d’introspection, et journal-album [2]. Il faut du temps pour rendre justice à la richesse foisonnante d’un tel ensemble, du temps aussi pour se familiariser avec l’écriture de Navarre qui est parfois difficile à déchiffrer quand on ne la pratique pas de façon régulière et peut entraîner des erreurs de retranscription inhérentes à cet exercice.

Les mots bleus d’Yves Navarre

Frédéric Andrau nous propose donc dans son livre 250 pages d’extraits textuels, comportant quelques notes de commentaires, et s’explique sur les choix qu’il a faits (p. 243-245). Il évoque sa découverte de ce « document exceptionnel, colossal », le sentiment d’effraction à pénétrer ainsi dans l’intimité d’un homme, l’admiration aussi devant la beauté et la richesse de l’objet : « Ce n’est pas un journal comme les autres : sa qualité d’écriture, la beauté de sa calligraphie, ses illustrations, sa régularité, ses ajouts inattendus, sa totale liberté de ton… » (p. 244).

Quels que soient les choix effectués, et même si des extraits nombreux du Journal sont déjà parus dans les quatre volumes des Œuvres complètes publiés chez H&O éditions, ou dans les Cahiers Yves Navarre, on ne peut que remercier Frédéric Andrau. Merci de nous donner à lire ces vingt ans de la vie de Navarre ; les mots couchés au quotidien ou presque et que l’imagination teinte du bleu de son encre ; le ressassement des angoisses, des récriminations, des plaintes, des douleurs mais aussi les éclats de joie, d’amitié, de bonheur, le tourbillon de la vie qui l’entraîne, la volonté de vivre et d’écrire, toujours. Navarre aimait la vie. Peut-être en attendait-il un peu trop.

Ajoutons enfin que d’autres pans inédits de ce Journal paraîtront dans le cinquième volume des Œuvres Complètes prévu chez H&O en 2025, qui inclura deux cahiers complets écrits lors de voyages de l’écrivain.

Un portrait émouvant d’Yves Navarre

L’autre surprise qui attend la lectrice et le lecteur de ce livre, c’est qu’il comporte en fait deux parties distinctes. La première « Yves Navarre, une vie » due à Frédéric Andrau est une biographie de l’auteur.

Nous n’avons pas affaire à une biographie académique citant ses sources, ce que l’on peut clairement regretter, non plus qu’à une « biographie exhaustive » promise dans l’avertissement – d’ailleurs que serait donc une biographie exhaustive ? -, mais elle est assurément bien informée. Autrement dit, l’ouvrage donne forme à des informations pour partie recueillies par le biais de personnes qui furent proches de Navarre (citées en remerciements) : Anne de Tienda, Claude Gubler, Judith Magre, Jack Lang, François-Régis Navarre et Fanny Lajtman. Frédéric Andrau cite aussi bien évidemment Biographie. On peut supposer d’éventuelles autres sources.

Récit biographique, récit sensible, biographie introspective, le texte porte aussi les traces de la subjectivité de son auteur comme en témoigne le premier chapitre posant l’auteur déambulant dans Paris et passant par le jardin d’acclimatation, évoquant pour lui le roman de Navarre, « l’œuvre oubliée ». Il ressent alors, raconte-t-il, l’impérieuse nécessité de sauver de l’oubli l’auteur et l’œuvre, d’explorer « un des univers les plus mystérieux de la littérature française ». Frédéric Andrau est conscient des risques de l’entreprise biographique et s’appuyant sur Navarre lui-même appelle à l’indulgence et revendique surtout « toutes les libertés ». Par exemple celle de tenter un parallèle avec Guibert dans le chapitre XL. Est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien intéressant ? On peut en douter, sauf sans doute pour Frédéric Andrau auteur d’un essai sur Guibert. Tout comme on a du mal à saisir l’intérêt du « lien improbable » supposé entre Navarre et Cossery, sauf à se rappeler que l’auteur a aussi écrit un essai sur cet écrivain.

Réjouissons-nous toutefois de la parution de ce récit qui témoigne de l’admiration sincère et sensible de Frédéric Andrau pour l’œuvre navarrienne comme pour l’homme. Le texte, composé de chapitres assez courts, est enlevé et agréable à lire. Même si les exégètes navarriens relèveront des erreurs et des approximations, même si l’accent est mis sur certains éléments au détriment d’autres, l’ensemble est conforme à ce que l’on sait de la vie de Navarre et cette biographie compose un portrait émouvant de l’auteur. Notons encore que l’œuvre (romans, théâtre, poésie) est évoquée dans sa totalité. Le récit témoigne ainsi de la richesse et de la variété de la production de Navarre et en offre une vision rapide mais quasi-exhaustive. C’est l’occasion pour l’auteur de mettre en avant à plusieurs reprises la publication des Œuvres complètes due aux éditions H&O et soutenue par notre association.

L’écriture, la grande affaire de la vie d’Yves Navarre

Il est cependant un écueil qui guette toute entreprise biographique, c’est que l’on connait la fin de l’histoire. Et il est assez tentant d’écrire une vie à partir de ce que l’on sait de la mort de celui dont on dresse le portrait. Pour Frédéric Andrau, tout était déjà écrit depuis le début. Lorsqu’il met en exergue une phrase de Montherlant sur le suicide, il donne ainsi une clé de lecture de son texte. Ce sera la chronique d’une mort annoncée, d’un suicide annoncé. Comme Frédéric Andrau le précise très justement, très explicitement et très salutairement : « ce n’est pas une quelconque déchéance physique liée à l’épidémie [le sida] ou à un stade avancé de la maladie qui a conduit au geste désespéré par lequel Yves Navarre a mis fin à sa vie ». Non, la dépression dont aurait souffert Navarre serait l’explication.

Navarre a terriblement souffert de la solitude, d’un sentiment d’incompréhension et d’insatisfaction, il a souffert aussi de maux bien physiques. Il a parfois évoqué la tentation du suicide, de plus en plus fréquemment au fil du temps. Mais, comme il l’écrit le 1er avril 1979 : « ma souffrance n’est que vie et goût de la vie, mon désespoir est terriblement vivant ».

L’écriture a été la grande affaire de sa vie, la seule qui eût vraiment compté, elle l’habitait, le rendait heureux et malheureux. L’écriture lui conférait, comme il l’a dit à propos de son premier roman publié, ou encore à la réception du Goncourt, son identité. L’écriture était sa vie, lors même qu’elle évoquait la mort.

C’est donc pour les lectrices et les lecteurs de Navarre un cadeau que ce volume qui raconte une vie et donne à la lire ensuite dans le quotidien du journal. Nul doute qu’il ne participe largement de la volonté qui est aussi celle des Amis d’Yves Navarre de redonner vie à une œuvre inventive, originale et qui touche au cœur ceux et celles qui le découvrent ou le redécouvrent.

 


[1] 27 mai 1980 : « L’illustration de ce Journal le rendra impubliable ».

[2] Voir l’article de Sylvie Lannegrand « Du journal à l’oeuvre : Écrire, mon secret, ma captivité, ma vie », Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec n°3 (2011).

Crédits photos 2 et 3: archives personnelles d’Yves Navarre.

 

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